«Les Diablogues» de Dubillard, mis en scène par Patrick Mohr au Crève-Coeur, démantibulent langage et sens.
Un effarement scénique.

par Bertrand Tappolet
Le Courrier, mercredi 19 octobre 2016

Roland Dubillard fait d’une parole fantasque, imprévisible, un outil fascinant et singulier plongé dans un grand bain d’absurde. Nés à la
radio, ses courts récits ou Diablogues assurent une déroutante cohérence comico-dramatique au fil d’intrigues rocambolesques
parcourues «à sauts et à gambades» par des duettistes. Angoissé existentiel en état d’absence, Buster Keaton scénique, le dramaturge et
comédien prend les pieds de ses dialogues dans le tapis des mots du quotidien pour faire douter de l’existence des choses dérivant de ce
qu’elles sont proférées.
Dans Carnets en marge, le poète n’évoque-t-il pas «ce monde que je n’ai pas signé, qui me reste étranger, et que je n’ai jamais eu le désir
de connaître»? Un langage comme boîte à outils pour faire vaciller les échanges de platitudes et de fausses évidences avec une balistique
de la confrontation toujours en lisière de délitement et d’abîmes d’incompréhension.
Étrangers au monde
Portées à la scène par Patrick Mohr qui en renouvelle continûment les adresses, les angles de profération et les visions, ces «inventions à
deux voix» s’ouvrent et se scellent autour du leitmotiv de l’eau vitale ou létale, de la difficulté sans cesse différée de se jeter en rivière (Le
Plongeon). Voire de s’en faire un linceul pour disparaître in fine à marée haute, juché sur une pierre enveloppée d’une brume naissante, à
l’arrière-goût de départ, néant ou lâcher-prise. De l’ impossibilité humaine de générer un oeuf (Les Oiseaux), alors qu’il sort comme par
magie du corps des acteurs, la mise en jeu, d’une grande physicalité, retient une dimension mystique liée au mystère de toute vie que
disent les mythologies cosmiques des origines.
Désespérante ironie
Dans la touffeur du Crève-Coeur, à Cologny, les deux comédiens sont acteurs et doubles de l’auteur. Nommés Un et Deux, ils sont les
versants possibles et interchangeables d’un seul et même être s’interrogeant sur son identité. Et hop, les voilà prompts à imprimer une
désespérante ironie, tout en laissant une large place à l’imaginaire du regardeur. Un comique de répétition à la Groucho Marx, produisant
décalages, quiproquos et dont sauront se souvenir, dans leur meilleur, Raymond Devos puis l’extraordinaire Julie Ferrier.
D’abord en slip plus poupin que kangourou, Diego Todeschni évolue en mode Jim Carrey. Il est ainsi capable d’une vraie cruauté
sournoise, yeux hallucinés et morphing visagiste en bandoulière. Son alter ego, Mathieu Delmonte rapatrie la cocasserie d’une bille de
Pierrot lunaire croisant l’ADN comique tant de Dubillard que de Louis de Funès, sidéré et éberlué, doutant de l’existence, et
essentiellement de la sienne, à l’image de l’auteur des Diablogues.
Trop vite associé au podium de l’Absurde (Beckett, Ionesco, Adamov), Dubillard imagine et joue des pièces auxquelles les critiques sont
nombreux à ne rien comprendre dans les années 1960 et 1970. En témoigne ce théâtre de la cruauté kafkaïenne qui suggère un critique
dans une boîte carcérale rétro-éclairée, auquel Diego Todeschini jette fraises avariées et mégots à dévorer.
Mobilité émotionnelle
Avec Les Diablogues, l’absurde est l’autre appellation déroutante mais diablement efficace du tragique. «Jouer est un jeu. Les enfants le
savent très bien», avance l’auteur en 1952. À travers son oeuvre, «il existe cette dimension du jeu ‘on fait comme si’ avec l’intensité ludique
de l’enfant dénué de psychologie, à la fois à l’intérieur de l’instant et en pouvant s’en extraire sans crainte. Pleurer à fendre l’âme et passer
la seconde d’après avec un grand sourire», souligne Patrick Mohr en entretien.
Moins voir, c’est mieux voir avec tout le corps, en réactivant les autres sens. Au fil de Sapin de Noël, on suit ainsi dans le noir absolu la voix
de Diego Todeschini et le doux poids de sa silhouette progressant à l’aveugle au gré d’une travée, à la recherche éperdue du conifère.
Dans l’obscurité fuligineuse, on se souvient qu’en 1987, un accident vasculaire cérébral condamne jambes et bras de l’écrivain décédé
en 2011. Ses mots, eux, ne reviendront que par fragments épars surnageant d’une conscience obscurcie. De Nicolas Bouvier à Henri
Michaux en passant par Benedict Gambert montés par le passé au Crève-Coeur, Patrick Mohr s’est toujours essayé avec bonheur à faire
du deuil un accompagnement vivant, inventif, à fleur d’émotions poétiques et dramatiques.
Jusqu’au 23 octobre, Théâtre du Crève-Coeur, Cologny (GE), rés: 022 786 86 00,
www.lecrevecoeur.ch
Le Courrier, mercredi 19 octobre 2016

Roland Dubillard, doux farceur au Crève-Coeur

L’auteur français reverdit grâce aux acteurs Diego Todeschini et Mathieu Delmonte, formidables équilibristes dans «Les Diablogues», à l’affiche à Cologny

Plonger ou ne pas plonger. Vous connaissez ce nœud au bout du plongeoir. Ce vide qui aspire et tétanise. Les Diablogues de Roland Dubillard (1923-2011) commencent ainsi, par un vertige de vacancier qui vire en question existentielle. Dans la crypte du Théâtre du Crève-Coeur à Cologny, les acteurs Mathieu Delmonte et Diego Todeschini tanguent sur leur caillou, le premier en maillot de bain, le second en caleçon long, à la mode de vos aïeux. Ils ont la mine chiffonnée, celle de Woody Allen sur le divan de son psychanalyste, quand survient l’instant de l’aveu. Guidés sur cette jetée comico-douce par le Genevois Patrick Mohr, les deux comédiens sont formidables en petits baigneurs. On finit par nager avec eux, portés par le courant Dubillard.

Mais qu’est-ce au juste que ces Diablogues? Une forme d’exercice de style à la Raymond Queneau, ce contemporain de Dubillard. Un hommage à Laurel et Hardy et à tous ceux qui savent faire la paire. Un chapelet de saynètes autour d’un grand vide métaphysique. Roland Dubillard a la trentaine dans les années 1950, il jette sur la page des dialogues qui ont l’étrangeté désarçonnante d’un tableau de Magritte et qui chassent la déprime des auditeurs de Paris-Inter.Les Diablogues, c’est la potion magique d’une époque, une façon de déjouer l’angoisse de l’après-guerre, de remonter la pente en sifflotant à bicyclette.

Candeur et philosophie

C’est cet état d’alerte poétique que Patrick Mohr et ses acteurs magnifient. Leur réussite? Donner au coq-à-l’âne de Roland Dubillard une élasticité enfantine – c’est-à-dire rusée. Diego Todeschini et Mathieu Delmonte rebondissent en matou d’une corniche à l’autre. Ils habitent l’étrangeté de chacun de ces tableaux, en révèlent les perles comme s’ils les découvraient à l’instant, plus funambules que clowns. Bref, ils trouvent le bon dosage, une manière d’étonnement philosophique devant la matière, une candeur méchante parfois, butée aussi qui est le propre de ces figures.

Voyez-les se balancer comme deux pachas, chacun dans un hamac, l’un en proie à des bourdonnements d’oreille, l’autre captif d’une bête à bon dieu posée sur son nez. Voyez-les encore se prosterner devant un œuf géant, comme les zélateurs d’un culte ancien. Ecoutez- les chercher un sapin dans le Crève-Cœur soudain plongés dans le noir. Les Diablogues ont la vertu du galet: ils ricochent dans le public, le dérident, l’égaient. On s’esclaffe parfois, on sourit presque toujours devant ces répliques tourneboulées. Plongeront-ils alors, nos deux petits baigneurs? Roland Dubillard est à sa façon lunaire un maître du suspense.

 Les Diablogues, Cologny (GE), Théâtre du Crève-Coeur, jusqu’au 23 oct.
(rens. www.theatreducrevecoeur.ch/ et 022/ 22 786 86 00)

Patrick Mohr transcende son théâtre de l’astuce 
par Katia Berger – La Tribune de Genève, 7 octobre 2016


Le Genevois crée «Les Diablogues» de Dubillard au Crève-Cœur. Décidément, la «petite forme» lui convient.

Deux instances rivalisent en Patrick Mohr: le tribun et le poète. Le premier voit loin et large – on lui doit des fresques telles que Soundjata, Les larmes des hommes ou Eldorado. Le second soutient des gageures a priori plus modestes, telles que Le Dehors et le dedans, Je suis un renifleur essentiel ou La nuit remue. L’alternance pratiquée par le metteur en scène enchante les adeptes tour à tour du magistrat et de l’orfèvre.

Sur le plateau intimiste du Crève-Cœur, dont il se trouve que la programmation privilégie justement cette année les duos, Mohr n’a besoin que de trois bouts de ficelle pour exalter la savoureuse langue de Roland Dubillard, à mi-chemin de Fernand Raynaud et Raymond Devos, dans ses Diablogues de 1975. Trois bouts de ficelle, un bol à ras bord d’inventivité scénique, ainsi qu’un tandem de comédiens tout bonnement hors pair dans cette suite de saynètes beckettiennes.

Dans le rôle de Un, Mathieu Delmonte croise Michel Serrault et Bernard Blier, tantôt en caleçon long ou en costard mal défraîchi, enchaînant des airs ahuris à des arguties incohérentes. Dans celui – parfaitement interchangeable – de Deux, Diego Todeschini hybride Vincent Lindon et Silvester Stallone, troquant slip de coton contre costard mal défraîchi bis, et alignant derrière les moues de bébé les raisonnements absurdes.

Ensemble, ils forment le recto et le verso d’un seul et même épigramme, les voyelles et les consonnes d’un seul et même iambe. Quant à Patrick Mohr, il accomplit le prodige de transcender sur le billard le verbe par le jeu – et par là de rattraper ses occasionnels débordements d’orateur.

Les Diablogues Théâtre Le Crève-Cœur, jusqu’au 23 oct., 022 550 18 45, www.lecrevecoeur.ch (TDG)

Amores de Cantina

Du 22 novembre au 11 décembre 2016
Théâtre de La Parfumerie
www.laparfumerie.ch
Rés. +41 22 341 21 21
Du mardi au jeudi à 20h / vendredi et samedi à 19h / dimanche à 17h

« Amores de cantina » est un poème éblouissant sur la mémoire et la nostalgie, ces forces si puissantes qui  nous aident à construire au quotidien le territoire fragile et imaginaire de nos origines.

Dans une cantina, un bar de quartier, se retrouvent quelques habitués, un étranger, beaucoup d’amour et la mort qui rôde. Ces femmes et ces hommes tentent de faire face à leur désolation, mais les souvenirs d’amours anciens, la tristesse et les regrets ne les laissent pas en paix. Ensemble, ils forment un chœur qui n’est pas seulement le témoignage d’une société malade mais aussi et surtout une ode à la condition humaine poussée à ses limites. À travers l’alcool et les chansons, le bar de pacotille devient un dernier lieu de résistance où poésie et théâtre, rires et larmes posent une question : comment vivre dignement ?

 Amores de Cantina est l’une des dernières pièces de l’auteur chilien contemporain Juan Radrigán, créée en 2009. En choisissant cette pièce, Michele Millner continue son chemin à travers la poésie chilienne.
Ses derniers spectacles qui sont nés de cette recherche sont Las Décimas (2006) de Violeta Parra, Canto  a lo Divino (2008) sur la poésie populaire chilienne et Albahaca (2010) un poème autobiographique.

« Los que tienen memoria son capaces de vivir en el frágil tiempo presente… los que no la tienen no viven en ninguna parte. »
Patricio Guzman, Nostalgia de la luz.

« Ceux qui ont de la mémoire sont capables de vivre dans le temps fragile du présent …. ceux qui ne l’ont pas ne vivent nulle part. »


Texte 
Juan Radrigán
Traduction
Michele Millner, Naïma Arlaud et Mia Mohr

Mise en scène  Michele Millner
Collaboratrice artistique
Naïma Arlaud

Comédiens/chanteurs Mia Mohr, Jeanne Pasquier, Jon Ander Alonso, Ricardo Pinto, Cyprien Rausis, Florent Bresson
Musiciens
Yves Cerf,  saxophones, flûtes, kena – Maël Godinat, piano, saxophone alto, clarinette basse – Bruno Duval, percussions – Ernesto Morales, guitare, accordéon, guitarron
Composition musicale 
Yves Cerf, Maël Godinat, Ernesto Morales
Comédiens stagiaires
Zoé Sjollema et Noé Forissier
Costumes
Eva Heymann
Lumière et son Daniel Gómez
Accessoires et scénographie
Miriam Kerchenbaum et Jean-Louis Perrot
Production, administration
Aurélie Lagille

Spectacle bilingue : français et espagnol