Amulette: témoignage d’Erzsi Elizabeth Kukorelly, département d’anglais, faculté des lettres, Université de Genève

Michele Millner est une femme de théâtre féministe dont le travail a une importance cruciale pour le développement du vivre ensemble dans notre ville. Sa méthode permet le partage de points de vue et de voix venant de vécus radicalement différents, souvent ceux appartenant à des personnes vulnérables et résilientes à la fois : les femmes issues de la migration récente. Ses spectacles multiformes sur les thématiques de la relation mère-fille (Le Chœur des femmes, 2018) et les amulettes (Amulette, 2022) sont le fruit de son processus particulier.

Michele commence avec des voix, de l’écoute, de l’échange. Persuadée que les vécus de toutes les femmes sont des récits importants qui contiennent des perles d’humanité, elle aménage des espaces de sécurité, des safe spaces, où des femmes issues de bords différents peuvent partager leurs expériences, leurs vécus. Des bourgeoises nées à Genève, et des femmes dont le cheminement qui les amène à ce moment et cet endroit passe par les violences et les guerres du monde entier : toutes les voix ont une valeur égale, toutes les histoires sont précieuses.

De ces moments d’échange oral on passe à une pratique de l’écriture, une mise en mots qui encourage à peser et à choisir. La mise en écriture est un acte de valorisation. A travers l’Histoire, les récits qui sont préservés, édités, disséminés, tendent à être ceux des hommes blancs, les maîtres, ceux qui détiennent le pouvoir. Lorsque Michele et ses collaboratrices donnent la possibilité aux femmes de mettre par écrit leurs récits, elles sont des agents d’empouvoirement, des sages-femmes dont les gestes sont culturels plutôt que corporels. Là où il y avait du vécu inaudible, enfoui dans le bruissement désordonné de l’expérience, jaillit dès lors le récit, transmissible et partageable. Ce sont autant d’actes de légitimation, et on accueille ce qui avant était dévalorisé et invisibilisé—car hors du champ du pouvoir, du productivisme capitaliste—dans le domaine de la culture. Le processus de Michele nous rappelle l’étymologie de la culture et son lien avec la terre : le soin de faire pousser pour nourrir les autres est au centre de sa méthode théâtrale.

Il est important de noter que Michele fait tout cela sans aucun effet d’appropriation ou d’extraction culturelle. Sa personnalité est loin de l’individualisme qui parfois marque le monde du théâtre. Elle est passeure d’histoires, pas accapareuse.

Lorsqu’elle a cultivé un vivier de récits, elle opère un nouveau choix, toujours dans la participativité et la consultation. De là sort le spectacle. Le travail de mise en scène, suivi de représentations, achève de rendre visible et audible les vécus multiples des femmes de Genève. La plupart viennent d’ailleurs, et peut-être partiront un jour, mais à un moment elles participent toutes dans la vie d’ici. Notre ville est faite par ces femmes, et Michele parvient à leur faire prendre la place qui leur revient : sur le devant de la scène. Les spectatrices se reconnaissent, parfois dans les histoires qui sont dites, mais toujours dans le processus, qui invite à se penser dans une collectivité sans bornes, une matrice aimante, où chacune se sent accueillie et respectée. On assiste à un spectacle, mais au-delà du spectacle, on assiste à la naissance d’un esprit de générosité et d’accueil. Lorsque Michele donne la voix aux autres, elle nous aide à prendre conscience, à devenir des gens meilleurs. Sa pratique du théâtre est à la fois moderne car elle pousse les limites de ce qu’on peut mettre sur la scène, et ancienne car elle nous rappelle la fonction du théâtre de la Grèce ancienne comme catharsis et fondation du vivre ensemble de la cité.