Critique d’Alexandre Demidoff – Le Temps, 2016

Fureur d’amour en chanson à Genève L’actrice et metteuse en scène Michèle Millner révèle avec brio la verve écorchée du poète chilien Juan Radrigan à la Parfumerie. Chavirant 

S’il y avait un spectacle à voir, un seul en cette fin de semaine à Genève, ce serait celui-ci. Sur votre coussinet, à la Parfumerie, vous êtes chaviré. La salle bout et sur scène un orchestre de cabaret donne des envies de tanguer avec lui. Devant vous, un tavernier chilien qu’on croyait placide comme Sancho Pança avec son tablier blanc menace de tuer l’amant de son épouse, une croquante à la robe écarlate. Les coeurs tricotent et le piano s’emballe. Un couteau jaillit, le jaloux est idéaliste, c’est dire si l’affaire est grave. De quoi parle-t-on? D’Amores de cantina, une comédie furieuse, l’ardeur de la bohème tressée en chant, un mélo à tombeau ouvert où règnent voyous, troubadours et fiancées trahies que le dépit embellit encore. Cette pièce musicale est signée Juan Radrigan, auteur chilien adulé, décédé il y a un mois, à 79 ans. L’actrice et metteuse en scène genevoise Michèle Millner en révèle la verve sous nos latitudes dans un spectacle qui lui ressemble, fraternel et émouvant. «Je l’ai découvert dans les années 1980 au Chili, à l’époque de la dictature de Pinochet, raconte-t-elle. Ses pièces donnaient la parole aux petites gens, elles en restituaient le verbe et la syntaxe et elles étaient pour cela interdites. Par la suite, on l’a considéré comme un héros. A sa mort, le gouvernement a décrété un deuil national.» Mais elle entre en scène, justement, Michèle Millner, robe noire, étole pourpre, chevelure argentée. Son chant en espagnol fend la pénombre: «Les misérables chantent jusqu’à perdre le souffle.» Un choeur fait écho, vous ne l’aviez pas vu, il est dans votre dos, au sommet du gradin. Vous voilà enveloppés. C’est le préambule. Lumières à présent. Sur le plateau, des chaises renversées. A droite, un petit bar de guingois. Un saxophone s’enivre et les héros de la cantina entrent en scène comme la tempête. Admirez-les, ces personnages: il y a là le tavernier, une fille fauve (Jeanne Pasquier) qui fait tourner les têtes, une fleur bleue délaissée qui a du répondant (Mia Mohr), un loubard qui chante (Cyprien Rausis), un dandy de grand chemin (Florent Bresson), un assassin de passage (Jon Ander Alonso). Tous ont leurs blessures. Tous ont leurs chants. Mia Mohr par exemple: «Les hommes se battaient pour un baiser, aujourd’hui, on lui refuse l’alcool à brûler.» Le plaisir ici, c’est l’interprétation, une justesse et un plaisir du clin d’oeil, une rigueur et une ardeur, une souplesse qui d’un acteur fait un chanteur. C’est aussi la friction des langues, cet espagnol du Chili qui surgit au détour d’une tirade en français, cette glossolalie lyrique. Les mots échappent parfois, leur musique surprend toujours. Mais voyez à présent le tavernier, son torchon sur l’épaule, c’est l’acteur chilien Ricardo Pinto, poignant en amoureux détroussé. Il est en train de perdre la femme de sa vie (Jeanne Pasquier) et il chante ceci: «Pour un baiser de cette bête féroce, je tuerai le monde entier.» Il fait masse comme le taureau avant l’assaut. Il fonce en réalité dans le mur, comme tous les orphelins d’Amores de cantina. Juan Radrigan n’est pas dupe du conte. Il sait qu’il ne change rien à la face de la lune, mais qu’il vaut comme barricade. Rendre justice aux écorchés, c’est garder espoir. «Si on détruit la chanson et le chanteur, plus aucune âme ne pourra suivre la trace de l’amour», souffle Cyprien Rausis. Ces paroles-là, chantées en espagnol, valent comme manifeste. On les écrit sur sa peau.

Alexandre Demidoff – Le Temps, 9 décembre 2016