Homme pour homme

Livreur d’une petite épicerie, un homme nommé Galy Gay sort de chez lui un matin pour aller acheter du poisson. Croisant trois soldats, il se trouve embrigadé sous l’uniforme d’une grande armée de colonisation, parce qu’il manquait précisément quelqu’un sur les listes ce jour-là.

N’importe quel homme peut-il donc en remplacer un autre ? Même et surtout lorsqu’il n’est que de la chair à canon ? La question a longtemps travaillé Bertolt Brecht, qui y a répondu de façon contrastée, logique et passionnante.

Farce tragique ou parodie dramatique, la pièce se déroule dans un Orient de rêve. C’est un monde à transformations où les identités les mieux tranchées s’inversent au gré de simples changements atmosphériques. Brecht qui voulait que le jeu théâtral procure du plaisir a doté cette pièce d’une belle part de mystère et de métamorphoses savoureuses.

Homme paisible qui ne sait pas dire non, Galy Gay suit toujours celui qui lui fait miroiter la meilleure affaire, le berne ou le trompe le mieux.

Les conséquences de son aveuglement offriraient sans doute un spectacle franchement comique, s’il était possible de ne pas voir que ce ballot si bien roulé a quelque chose qui nous ressemble.

Un homme peut-il en devenir un autre ? Tout être humain est-il interchangeable ?

Homme pour Homme montre comment Galy Gay se trouve manipulé, démonté, puis reconstruit comme sur une chaîne de montage. Il sort de chez lui un matin pour acheter un poisson. Croisant trois soldats, il se trouve bientôt embrigadé sous l’uniforme d’une grande armée de colonisation, parce qu’il manquait précisément quelqu’un sur les listes ce jour-là.

Comment se tenir debout et penser par soi-même alors qu’on se trouve pris dans un engrenage dépersonnalisant? Dans cette ouvre de Brecht, tout est possible. L’imaginaire le plus débridé se mêle à la réalité crue et comique d’une humanité où personne ne semble irremplaçable.

RÉFLEXIONS AUTOUR DE LA PIÈCE

Pour Brecht, « le problème de la pièce est la mauvaise collectivité (la bande) et son pouvoir de séduction ». En 1926, sous l’effet de la Grande Guerre, Brecht crée un personnage qui, sous la pression du contexte et des hommes auxquels il est exposé, devient interchangeable et dont l’individualité s’éteint. Homme pour Homme fustige la standardisation de la pensée, l’abrutissement collectif, la perte de l’identité et des points de vue personnels. La pièce raconte comment un homme est démonté et remonté tel une voiture à la chaîne. On assiste à la mort de « l’homme de caractère » et du libre-arbitre.

EXTRAIT :

POLLY: un livret militaire, voilà tout ce qui nous reste de Jip

URIA: Ça suffira. Avec ça, il faut fabriquer un nouveau Jip. On fait un trop grand cas des personnes. Un individu isolé ça ne compte pas. A moins de deux cents, ça ne vaut même pas la peine d’en parler. Libre à chacun naturellement d’avoir son opinion. Une opinion n’a pas d’importance. Un homme tranquille peut tranquillement adopter deux ou même trois opinions différentes.

POLLY: Mais qu’est-ce qu’il dira si on le transforme en soldat Jeraiah Jip ?

URIA: les gens de son espèce se transforment pour ainsi dire spontanément. Flanquez-le dans une mare, en deux jours il lui aura poussé des palmures entre les doigts. Ca vient de ce qu’il n’a rien à perdre.

Face à une pensée dominante qui tend à ériger le profit comme valeur fondamentale, il nous semble important de défendre une position humaniste et de refuser l’image d’un monde polarisé en noir et blanc. La manipulation du langage et des opinions utilise une rhétorique manichéiste qui gomme les infinies nuances de la vie en réduisant l’information à de la propagande, comme ces communiqués de guerre qui parlent de bavures, de dommages collatéraux ou d’opérations de libération, on pervertit le langage. Le théâtre et la poésie peuvent être des îlots de résistance où l’on propose une vision plus complexe du monde et où se défend un langage dont les mots ouvrent le sens plutôt que de l’enfermer.

Homme pour homme dénonce la manipulation de l’être humain, en particulier dans le contexte de l’armée, machine bien huilée à laquelle l’individu est assujetti. La discipline militaire et la logique qui l’accompagne dépouille l’homme de toutes ces particularités pour en faire une machine de combat. De nos jours, dans les médias et la publicité, on assiste à une « mode militaire » qui récupère l’esthétique guerrière dans la vie civile, l’apprivoise et la banalise et qui finit par faire tolérer la violence : de jeunes top models roulent des hanches dans des shorts kakis, des enfants jouent dans des tenues de camouflage, des adolescents en treillis militaire arborent fièrement une ceinture garnie d’une cartouchière et une coiffure de Marine . « Il est encore fécond le ventre d’où a surgi la bête immonde ». Cette phrase célèbre issue de Grandeur et décadence du III e Reich » est toujours pertinente. Oui, il est fécond, et c’est pourquoi nous tenons à monter cette pièce qui nous semble d’une terrible actualité.

Homme pour homme semble avoir été écrit hier tant son propos est brûlant d’actualité. Brecht développe avec un humour corrosif une réflexion sur l’identité et la valeur d’un être humain en période de guerre. Que vaut un individu face à la masse anonyme des soldats pris dans l’engrenage de la machine militaire ? Qu’est-ce qu’un être humain ? Peut-il devenir autre que lui-même ?

Homme pour homme démontre l’absurdité des guerres qui ne profitent qu’à ceux qui savent en exploiter les affaires. Pour Brecht, il s’agit de mettre concrètement en jeu la réalité afin que les spectateurs puissent penser que le monde n’est pas toujours pareil, que tout peut changer et qu’il n’y a rien de définitif dans le comportement de tel ou tel personnage.- le monde et la société sont en perpétuel mouvement.